CHAPITRE XI
Il se réveilla en sursaut et vit, debout près du lit, deux silhouettes, celles d’un homme et d’une femme.
— Taisez-vous, lui dit Pat McClain doucement en montrant Carol.
L’homme à côté d’elle tenait l’aiguille de chaleur pointée dangereusement vers lui. Pete ne l’avait encore jamais vu.
L’homme parla à son tour :
— Si vous nous créez le moindre ennui, nous la tuerons. – Tout en parlant, il orienta l’aiguille vers Carol. – C’est clair ?
À la pendule sur la table de chevet il était neuf heures et demie. Un rayon de soleil filtrait dans la chambre.
Pete n’insista pas. Patricia lui dit de se lever et de s’habiller. Comme il était gêné de le faire devant eux, l’homme l’accompagna à la cuisine pendant que Patricia surveillait sa femme, munie de sa propre aiguille de chaleur. Pete s’habilla sous la menace de l’autre aiguille.
— Ainsi donc votre femme a eu de la chance, dit l’homme. Félicitations.
Pete lui lança un regard bref :
— Vous êtes le mari de Pat ?
— C’est exact. Je suis Allen McClain, et je suis très heureux de faire enfin votre connaissance, Mr. Garden. – Petit sourire. – Pat m’a beaucoup parlé de vous.
Bientôt tous trois se retrouvèrent dans le couloir de l’immeuble, s’apprêtant à prendre l’ascenseur.
— Votre fille est bien rentrée la nuit dernière ? interrogea Pete.
— Oui, répondit Patricia. Très tard, néanmoins. Ce que j’ai lu dans son esprit était intéressant, je dois dire. Heureusement qu’elle ne s’est pas endormie tout de suite, ainsi j’ai pu savoir tout ce qu’elle pensait.
— Carol ne se réveillera pas avant une heure, dit Allen McClain. Il n’y a donc aucun danger immédiat qu’elle prévienne qui que ce soit. Il sera presque onze heures à ce moment-là.
— Comment savez-vous qu’elle ne se réveillera pas ? fit Pete.
Allen McClain ne répondit pas.
— Vous êtes prescient ? insista Pete.
Toujours pas de réponse ; Pete ne se trompait certainement pas.
— Et Mr. Garden, lui, n’essaiera pas de s’échapper, reprit McClain en s’adressant à sa femme. C’est ce que démontrent du moins cinq probabilités sur six. Une statistique fiable, je pense.
Il appuya sur le bouton de l’ascenseur.
Pete s’adressa à Patricia :
— Hier vous étiez inquiète pour ma sécurité. Aujourd’hui, vous avez ça… – Il désigna les deux aiguilles de chaleur d’un mouvement de tête. – Pourquoi ce revirement ?
— Parce que entre-temps vous êtes sorti avec ma fille, répondit Patricia. J’aurais préféré que vous vous absteniez. Je vous avais pourtant dit qu’elle était trop jeune pour vous, que vous deviez la laisser tranquille.
— En tout cas, fit Pete, je vous confirme si besoin était que je trouve Mary Anne formidablement attirante.
L’ascenseur arriva à l’étage et les portes s’ouvrirent. Devant eux se tenait le policier Wade Hawthorne. Il les regarda d’un air ahuri, puis plongea la main dans la poche de son manteau. Mais déjà Allen McClain lui avait décoché son aiguille de chaleur en pleine tête.
— L’avantage d’être prescient, dit-il, c’est qu’on n’a jamais de mauvaises surprises.
Hawthorne glissa lentement contre la paroi de l’ascenseur et s’effondra par terre. Patricia McClain ordonna à Pete d’entrer dans l’ascenseur. Ils descendirent tous les trois en compagnie du cadavre de Hawthorne.
Pete lança à l’adresse du circuit Rushmore de l’ascenseur :
— Ils sont en train de me kidnapper, et ils ont tué un policier. Demande de l’aide.
— Annulez cette demande, dit Patricia McClain à l’ascenseur. Nous n’avons pas besoin d’aide, merci.
— Entendu, mademoiselle, répondit l’Effet Rushmore, obéissant.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et les McClain firent avancer Pete devant eux. Ils traversèrent le couloir et sortirent dans l’impasse sur le côté de l’immeuble.
— Savez-vous pourquoi Hawthorne était dans l’ascenseur, en train de monter à votre étage ? dit Patricia à Pete. Je vais vous le dire : il venait vous arrêter.
— Non, dit Pete. Il m’a annoncé au vidéophone la nuit dernière qu’ils avaient arrêté le meurtrier de Luckman. Un homme de la Côte Est.
Les McClain échangèrent un regard sans rien dire.
— Vous avez tué un innocent, fit Pete.
— Hawthorne, un innocent ? fit Patricia. Non. J’aurais bien aimé que nous tuions ce E.B. Black en même temps, mais ce sera pour une autre fois.
Ils grimpèrent dans une voiture, probablement celle avec laquelle ils étaient venus.
— Mary Anne mériterait qu’on lui torde le cou, dit McClain en démarrant. À dix-huit ans on se figure qu’on sait tout, qu’on possède la certitude absolue. Et puis, quand on arrive à cent cinquante ans, on s’aperçoit que ce n’est pas le cas.
La voiture s’éleva dans les airs.
— Et encore, on ne sait pas vraiment qu’on ne sait rien, dit Patricia. On en a seulement le vague sentiment.
Elle était assise sur le siège arrière, juste derrière Pete, et tenait toujours l’aiguille de chaleur pointée vers lui.
— Je suis prêt à faire un marché avec vous, dit Pete. Je ferai tout ce que vous voudrez à condition que j’aie la certitude que Carol et le bébé vont bien…
— Vous avez déjà fait ce marché, fit Patricia. Carol et le bébé vont bien, alors ne vous inquiétez pas. Leur faire du mal serait bien la dernière chose que nous voudrions.
— C’est vrai, intervint son mari en hochant la tête. Cela irait à l’encontre de tout ce que nous défendons, pour ainsi dire. – Souriant à Pete – : Quel effet cela fait-il d’avoir de la chance ?
— Il me semble que vous êtes bien placé pour le savoir, non ? Vous avez plus d’enfants que n’importe qui en Californie.
— Oui, mais cela remonte à plus de dix-huit ans maintenant ; c’est trop loin. Alors, comme ça, vous avez pris une bonne cuite la nuit dernière ? Mary Anne nous a dit que vous étiez pratiquement en état de catalepsie.
Pete ne répondit pas. Regardant en bas, il essayait de déterminer la direction qu’avait prise la voiture. Elle semblait revenir vers l’intérieur des terres, vers la vallée centrale de la Californie et les montagnes de l’autre côté. Ces montagnes complètement désolées où personne n’habitait.
— Parlez-nous un peu du docteur Philipson, dit Patricia. Je lis quelques pensées dans votre esprit, mais elles sont assez confuses. Vous l’avez appelé la nuit dernière après être rentré chez vous ?
— Oui.
— Pete a appelé le docteur Philipson pour lui demander s’il était un Vug, expliqua Patricia à son mari.
McClain sourit :
— Et qu’est-ce qu’a répondu l’autre ?
— Qu’il n’était pas un Vug. Ensuite Pete a appelé Joe Schilling pour lui parler de ce qu’il lui était arrivé, lui dire que nous étions envahis par les Vugs. Schilling lui a conseillé d’appeler Hawthorne, ce qu’il a fait. Voilà pourquoi Hawthorne est venu ce matin.
— Il y a quelqu’un que vous auriez dû appeler au lieu de Hawthorne, fit McClain à Pete. Votre avocat, Laird Sharp.
— C’est trop tard maintenant, reprit Patricia. Mais il tombera sur Sharp à un moment ou à un autre. N’oubliez pas alors de lui raconter toute l’histoire, Pete, ni de lui expliquer que nous sommes une petite île d’humains perdue dans une mer d’extra-terrestres !
Les McClain se mirent à rire.
— J’ai l’impression que nous sommes en train de lui faire peur, dit McClain.
— Non, dit Patricia. Je vois dans sa tête qu’il n’a pas peur, du moins pas comme la nuit dernière. – À Pete – : C’était une épreuve douloureuse, n’est-ce pas, ce retour en compagnie de Mary Anne ? Je suis prête à parier que vous ne vous en remettrez jamais. – À son mari – : Ce qu’il avait sous les yeux ne cessait d’alterner. Tantôt il voyait Mary Anne sous les traits d’une jolie jeune fille de dix-huit ans, et tantôt, quand il regardait de nouveau, c’était…
— Oh, la ferme ! cria Pete.
— … la masse amorphe de cytoplasme, poursuivit Patricia, tissant sa toile d’illusion, pour employer une métaphore. Pauvre Pete Garden ! Cela dépoétise la vie, n’est-ce pas ? D’abord vous n’arriviez pas à trouver un bar qui accepte de servir Mary Anne, et ensuite…
— Je crois qu’il en a assez entendu comme ça pour l’instant, tu ne crois pas ? l’interrompit McClain. Cette rivalité entre toi et Mary Anne, ce n’est pas bon pour vous deux. Quel besoin as-tu de te mettre en compétition comme ça avec ta fille ?
— C’est bon, je me tais, dit Patricia.
Elle alluma une cigarette. En dessous d’eux défilaient lentement les montagnes. Pete les vit bientôt s’éloigner.
— Il faudrait peut-être l’appeler, dit Patricia à son mari au bout d’un moment.
— D’accord.
Il appuya sur le bouton du transmetteur-radio et lança son message :
— Ici Dark Horse Ferry. J’appelle Sea Green Lamb. Répondez, Sea Green Lamb ! Répondez, Dave !
— Ici, Dave Mutreaux, répondit une voix. Je suis au Dig Inn Motel. Je vous y attends.
— D’accord, Dave, nous arrivons dans cinq minutes. – Il coupa la communication et dit à sa femme – : Tout va bien, je ne prévois aucune anicroche. – S’adressant à Pete – À propos, Mary Anne sera là aussi ; elle est venue directement avec sa propre voiture. Il y aura encore d’autres personnes, dont une que vous connaissez. Ce sera très intéressant pour vous, je crois. Ce sont tous des Psis. À ce sujet, Mary Anne n’est pas télépathe comme sa mère, malgré ce qu’elle vous a dit ; c’était tout à fait irresponsable de sa part. Le comportement de Mary Anne est irresponsable à bien d’autres égards, d’ailleurs. Par exemple, quand elle dit…
— Ça suffit ! lui dit Patricia.
McClain haussa les épaules :
— Il le saura dans une demi-heure, de toute façon, je le prévois.
— Je préfère attendre d’être arrivée au Dig Inn. – À Pete – : Oh, à propos, vous vous seriez senti beaucoup mieux si vous aviez accepté de l’embrasser, cette nuit, comme elle vous le demandait.
— Pourquoi ?
— Vous auriez pu vous rendre compte de ce qu’elle était vraiment. – D’un ton dur et empreint d’amertume – : D’ailleurs, combien d’occasions avez-vous dans votre vie d’embrasser des jeunes filles formidablement attirantes ?
— Tu te fais du mal inutilement, lui dit son mari. Quel besoin as-tu… ?
— Ce sera pareil avec Jessica quand elle sera plus grande.
— Je sais, fit McClain d’un air sombre. Je n’ai pas besoin de mon don de prescience pour le savoir…
La voiture atterrit sur l’aire de stationnement sableuse de Dig Inn Motel. Toujours sous la menace de l’aiguille de chaleur, les McClain firent descendre Pete et le poussèrent devant eux en direction du bâtiment en brique de style espagnol.
Un homme entre deux âges, élancé et bien habillé, s’avança à leur rencontre, la main tendue :
— Bonjour, McClain ! Bonjour, Pat ! – Jetant un regard à Pete – : Et voici Mr. Garden, l’ancien propriétaire de Berkeley. Vous savez, Mr. Garden, j’ai failli venir à Carmel pour jouer dans votre groupe. Mais, je suis navré d’avoir à le dire, vous m’avez fait peur avec votre EEG. – Il partit d’un petit rire. – Je suis David Mutreaux ; je faisais partie autrefois du personnel de Jerome Luckman.
Il tendit la main à Pete, mais celui-ci refusa de la lui serrer.
— C’est vrai, fit Mutreaux d’une voix traînante, vous ne comprenez pas la situation. Je dois avouer que moi aussi je m’embrouille un peu sur ce qui s’est passé et sur ce qui doit se passer maintenant. C’est l’âge, je suppose…
Il les précéda dans l’allée de dalles qui menait à la porte du bureau du motel.
— Mary Anne est arrivée il y a quelques minutes, signala-t-il. Elle est en train de se baigner dans la piscine.
Les mains dans les poches, Patricia s’approcha de la piscine et resta un moment au bord à regarder sa fille.
« Si tu pouvais lire dans mon esprit », songeait-elle, « tu verrais de l’envie. » Puis elle s’éloigna de la piscine et rejoignit le petit groupe.
— Savez-vous, Pete, dit-elle, que vous m’avez rendu un grand service sans le savoir, la première fois que nous nous sommes rencontrés ? Vous m’avez aidée à me débarrasser de ma « face cachée », comme dirait Jung… et Joe Schilling. À propos, comment va Joe ? Ça m’a fait plaisir de le revoir hier. Il n’a pas été trop furieux que vous le réveilliez à cinq heures et demie du matin ?
— Il m’a félicité, au contraire, fit Pete sur un ton bourru. Pour ma chance.
— C’est vrai, fit Dave Mutreaux en lui assenant une claque familière dans le dos, il faut que je vous félicite moi aussi. Tous mes vœux pour la grossesse.
— Ma fille a beaucoup aimé la réflexion de votre ex-femme qui espérait que ce serait un bébé, dit Patricia. Je crois que la méchanceté est un trait qu’elle tient de moi. Mais n’en veuillez pas trop à Mary Anne pour ce qu’elle vous a dit cette nuit ; la plus grande partie de vos avatars n’était pas de sa faute : tout se passait dans votre esprit. Vous avez été victime d’hallucinations. Joe Schilling avait raison quand il vous a dit que cela venait des amphétamines. Vous avez fait une authentique occlusion psychotique.
Pete lui lança un regard sarcastique :
— J’en doute fort.
Allen McClain leur proposa de rentrer et appela sa fille.
— Fichez-moi la paix ! lui répondit-elle.
Il s’agenouilla au bord de la piscine :
— Tu vas me faire le plaisir de venir ! Nous avons du travail.
Alors, en guise de réponse, une grosse boule d’eau fusa depuis la piscine et éclata au-dessus de sa tête, l’aspergeant copieusement. Il fit un bond en arrière en jurant.
— Je croyais que tu étais un très grand prescient ! lui lança Mary Anne en riant. Que tu ne pouvais jamais être pris par surprise.
Elle grimpa l’échelle de la piscine. Le soleil faisait étinceler son corps ruisselant. Elle ramassa une serviette au passage.
— Salut, Pete Garden ! dit-elle en se portant à sa hauteur. J’aime mieux vous voir comme ça que malade comme la nuit dernière. Vous aviez une de ces têtes !
Elle se mit à rire de nouveau, révélant des dents d’une blancheur éclatante.
McClain les rejoignit en s’essuyant la figure et les cheveux :
— Il est onze heures. J’aimerais que vous appeliez Carol pour lui dire que vous allez bien. Mais je prévois que vous n’en ferez rien.
— C’est exact, fit Pete. Je n’en ferai rien.
McClain haussa les épaules :
— Dans ce cas, je ne vois pas bien ce qu’elle peut faire. Appeler la police sans doute ? Nous verrons bien. – Tout en marchant vers le bâtiment principal du motel, il poursuivit – : Un détail intéressant concernant les facultés psioniques, c’est que certains neutralisent les autres. Ainsi, par exemple, la psychokinésie de ma fille, il m’est impossible de la prévoir, comme vous venez d’en avoir la démonstration.
Patricia demanda à Mutreaux :
— Est-il exact que Sid Mosk a avoué avoir tué Luckman ?
— Oui, répondit Mutreaux. Rothman a exercé quelques pressions pour soulager un peu Pretty Blue Fox. La police californienne commençait à fourrer son nez un peu trop loin à notre goût.
— Mais ils finiront bien par savoir que c’est une fausse piste, dit Patricia. Ce Vug, Black, n’aura aucun mal à s’en apercevoir en fouillant l’esprit de Mosk télépathiquement.
— Cela n’aura plus d’importance à ce moment-là. Du moins, je l’espère.
À l’intérieur du bureau du motel on pouvait entendre ronfler l’air conditionné ; la pièce était plongée dans une semi-obscurité et froide. Pete vit, assises là, un certain nombre de personnes en train de parler, silencieusement. Il eut l’impression, l’espace d’un instant, d’être tombé dans un groupe de Jeu en plein milieu de la matinée. Mais, en fait, il savait très bien que ces gens n’étaient pas des Possédants.
Il s’assit avec lassitude, se demandant ce qu’ils pouvaient bien être en train de se dire. Certains ne disaient rien et regardaient droit devant eux, l’air très préoccupé. Des télépathes, peut-être, communiquant entre eux. Ils semblaient constituer la majorité des personnes présentes. Les autres ? Des prescients, peut-être, comme McClain ; des psycho-kinésistes, comme Mary Anne. Et le fameux Rothman, probablement.
Mary Anne apparut alors, vêtue d’un T-shirt, d’un short bleu et de sandales ; on pouvait voir pointer sa poitrine sous le T-shirt. Elle vint s’asseoir à côté de Pete, en continuant de se frotter vigoureusement les cheveux avec une serviette pour les sécher.
— Quelle belle brochette d’abrutis, vous ne trouvez pas ? fit-elle très décontractée. C’est mon père et ma mère qui m’ont dit de venir. – Elle fronça les sourcils. – Tiens, qui est-ce, celui-là ?
Un homme venait d’entrer dans la pièce et promenait un regard circulaire sur l’assistance.
— Je ne le connais pas, dit Mary Anne. Probablement un type de la Côte Est, comme ce Mutreaux.
— Vous n’êtes pas un Vug, finalement, constata Pete.
— Non, bien sûr. Je ne vous ai jamais dit que j’en étais un. Ce qui s’est passé, en réalité, Pete, c’est que vous avez été télépathe involontairement. Vous étiez psychotique à cause des pilules mélangées à l’alcool, et vous avez réussi à lire mes pensées marginales, toutes mes angoisses. Ce que l’on appelait autrefois le subconscient. Ma mère ne vous avait pas prévenu ? Elle devrait pourtant savoir.
— Si, si, elle m’a prévenu, dit Pete, songeur.
— Et avant moi, vous avez capté aussi les craintes dans le subconscient de ce psychiatre. Nous avons tous peur des Vugs. C’est normal : ils sont nos ennemis ; nous n’avons pas gagné la guerre contre eux, et maintenant ils sont ici. Je savais bien, la nuit dernière, que vous aviez des hallucinations de nature paranoïaque ayant un rapport avec une conspiration menée par des créatures extraterrestres. Elles interféraient avec vos facultés perceptives, mais fondamentalement vous aviez raison : je pensais vraiment les pensées que vous avez captées, j’éprouvais vraiment les craintes que vous ressentiez vous aussi. Les psychotiques vivent toujours dans ce genre d’univers. L’ennui, c’est que votre phase télépathique soit tombée avec moi. Le résultat, le voici. – Elle indiqua d’un mouvement de tête les gens qui étaient réunis au motel. – À partir de ce moment-là vous étiez devenu dangereux. Alors nous avons dû vous empêcher de prévenir la police.
Il l’observa, essaya de scruter le joli visage délicat. Disait-elle la vérité ? Il aurait été incapable de le dire. S’il avait eu, un tout petit moment, quelques facultés télépathiques, c’était bien terminé à présent.
— Vous savez, reprit Mary Anne, tout le monde peut posséder à un moment ou à un autre un don psionique. En cas de maladie grave ou de profonde régression psychique… – Elle s’interrompit. – Bref, Pete Garden, dans vos hallucinations provoquées par les amphétamines et l’alcool, vous avez perçu la réalité à laquelle nous sommes confrontés et que ce groupe est en train d’essayer de résoudre. Vous comprenez ?
Elle lui sourit, les yeux brillants. Saisi d’horreur, il s’écarta d’elle. Non, il ne voulait pas comprendre.
— De toute façon, il est trop tard à présent, ajouta-t-elle sur un ton compatissant. Et cette fois vous n’avez pas d’hallucinations, votre perception n’est pas déformée. Vous ne pouvez rien faire d’autre que de regarder la réalité en face. Pauvre Pete Garden ! Étiez-vous plus heureux la nuit dernière ?
— Non.
— Vous n’allez pas vous tuer à cause de ça, n’est-ce pas ? Cela ne servirait à rien. Nous sommes une organisation, Pete, et vous allez vous joindre à nous, même si vous n’êtes pas Psi. L’alternative est simple : ou nous vous prenons avec nous, ou nous vous tuons. Naturellement, personne ne tient à vous tuer. Qu’arriverait-il à Carol ? Voudriez-vous l’abandonner aux tracasseries de Freya ?
— Non, si je peux l’empêcher.
— La meilleure façon de savoir si quelqu’un est un Vug ou non, c’est d’interroger un circuit Rushmore : ils ne se trompent jamais en principe. Sauf, naturellement, si on les a faussés. Celui de votre voiture vous a dit la vérité hier à mon sujet. – Elle lui adressa un sourire de réconfort. – Les choses ne sont pas si terribles, allez ! Ce n’est pas la fin du monde. Nous avons parfois quelques petites difficultés à savoir qui sont nos amis, c’est tout. Eux aussi ont le même problème, et il leur arrive de s’y perdre.
— Qui a tué Luckman ? demanda Pete. C’est vous ?
— Non. Tuer un homme qui a tant de chance, tant d’enfants, est bien la dernière chose que nous ferions. C’est là tout le problème.
— Mais, la nuit dernière, je vous ai demandé si c’étaient vos amis qui l’avaient fait, et vous m’avez répondu… – Il chercha la formule exacte dans son souvenir rendu confus par la succession d’événements. – Oui, vous m’avez dit : « J’ai oublié. » Et vous avez dit aussi que notre bébé, à Carol et à moi, serait le prochain. Vous ne l’avez d’ailleurs pas appelé bébé, mais « chose ».
Mary Anne le considéra un long moment d’un air stupéfait. Son visage était devenu extrêmement pâle.
— Non, dit-elle presque dans un souffle, je n’ai jamais dit ça. Je sais très bien que je ne l’ai pas dit.
— J’en suis sûr, je vous ai entendue, insista-t-il. Si j’ai eu un moment de lucidité, c’est bien celui-là.
— Alors, ils m’ont eue moi aussi, murmura-t-elle d’une voix à peine audible et en continuant à le regarder avec ahurissement.
Carol jeta un coup d’œil dans la cuisine :
— Pete, tu es là ?
Il n’était pas là non plus. Elle alla à la fenêtre et vit, dans la rue, leurs deux voitures garées contre le trottoir. En robe de chambre elle sortit sur le palier et se précipita vers l’ascenseur. L’ascenseur saurait, lui, où il était allé et, le cas échéant, en compagnie de qui.
L’ascenseur arriva à l’étage ; les portes s’ouvrirent.
Par terre gisait un homme mort. Hawthorne. Elle poussa un hurlement.
— La dame a dit qu’il n’était pas nécessaire de demander de l’aide, déclara l’Effet Rushmore de l’ascenseur comme en s’excusant.
Carol réussit à articuler :
— Quelle dame ?
— La dame brune.
Les renseignements n’étaient pas très précis.
— Mr. Garden est parti avec elle ?
— Ils sont montés sans lui, mais ils sont revenus avec lui, Mrs. Garden. L’homme – pas Mr. Garden – a tué la personne qui est ici. Mr. Garden a dit alors « Ils m’ont kidnappé et ils ont tué un policier. Demande de l’aide. »
— Et qu’est-ce que vous avez fait ?
— La dame brune a dit : « Annulez cette demande. Nous n’avons pas besoin d’aide, merci. » Alors je n’ai rien fait. – L’ascenseur resta silencieux un moment. – Ai-je mal fait ?
— Très mal, murmura Carol. Vous auriez dû demander de l’aide comme il vous l’avait dit.
— Puis-je faire quelque chose à présent ? demanda l’ascenseur.
— Appelez le Quartier Général de la Police à San Francisco et dites-leur d’envoyer quelqu’un. Vous leur raconterez ce qui s’est passé. Quand même ! On kidnappe Mr. Garden et vous ne faites rien !
— Je suis désolé, s’excusa l’ascenseur.
Elle retourna dans l’appartement et alla s’asseoir dans la cuisine. « Ces idiots de circuits Rushmore ! Ils ont l’air intelligents comme ça, mais ils ne le sont pas en réalité… Et moi ? Ce n’est guère mieux : j’ai dormi pendant qu’ils venaient chercher Pete. Un homme et une femme… Brune… Pat McClain ? Comment savoir ?… »
Le vidéophone sonna, mais elle n’avait pas l’énergie suffisante pour répondre en ce moment.
Triturant sa barbe, Joe Schilling attendait assis devant son vidéophone. « Pas de réponse », se dit-il, « bizarre ! Peut-être dorment-ils encore… »
Mais il n’en était pas du tout convaincu. Il enfila un pardessus et sortit précipitamment. À Max, sa voiture, il ordonna de l’emmener à l’appartement des Garden. Comme à son habitude, Max ronchonna, mais commença néanmoins à se remettre en marche. Mais elle fit le trajet en rasant la chaussée et le plus lentement possible, jusqu’à ce qu’ils atteignent enfin l’appartement de San Rafael, où Max fit encore exprès d’effectuer un arrêt brusque.
Schilling nota en descendant que les voitures de Pete et de Carol étaient là toutes les deux, mais en compagnie de deux voitures de police.
Arrivé à l’étage, il traversa le palier au pas de course. La porte de l’appartement était ouverte. Il entra.
Il fut accueilli par un Vug.
— Où sont Mr. et Mrs. Garden ? interrogea-t-il.
Mais il vit alors la jeune femme, assise dans la cuisine près de la table, le teint cireux.
Il reçut ensuite la pensée du Vug :
— Je suis E.B. Black, Mr. Schilling, vous vous souvenez certainement de moi. Ne vous inquiétez pas : je décèle dans vos pensées une innocence totale par rapport à ceci, et je ne vous importunerai donc pas en vous interrogeant.
Levant les yeux, Carol dit à Schilling d’une voix éteinte :
— Hawthorne, le policier, a été assassiné et Pete est parti. D’après l’ascenseur, un homme et une femme sont venus le chercher. Ce sont eux qui ont tué Hawthorne. Je crois que c’est Pat McClain ; la police est allée vérifier à son appartement et il n’y avait personne. Leur voiture n’y était pas non plus.
— Mais… vous avez une idée de la raison pour laquelle ils auraient emmené Pete ? demanda Schilling.
— Non, je ne sais pas. Je ne suis même pas sûre de leur identité.
Au bout d’un de ses pseudopodes E.B. Black tendit quelque chose à Schilling. C’était une pochette d’allumettes.
— Mr. Garden a écrit cette phrase très intéressante, émit le Vug. « Nous sommes totalement entourés de Vugs. » Ce qui n’est pas exact, comme en témoigne la disparition de Mr. Garden. La nuit dernière Mr. Garden a appelé mon ex-collègue Mr. Hawthorne pour lui dire qu’il savait qui avait tué Mr. Luckman. À ce moment-là nous pensions tenir l’assassin, et toute révélation à ce sujet n’avait plus d’intérêt pour nous. À présent nous nous sommes aperçus de notre erreur. Malheureusement Mr. Garden n’a pas dit qui avait tué Luckman car son ex-collègue ne l’a pas écouté. – Le Vug resta silencieux un moment. – Mr. Hawthorne a payé très cher cette légèreté…
— Mr. Black, dit Carol, pense que c’est celui qui a tué Luckman qui est venu chercher Pete, et qu’ils ont rencontré Hawthorne en sortant.
— Mais il ne sait pas qui ça peut être, dit Schilling.
— En effet, dit E.B. Black. Mais, en interrogeant Mrs. Garden, j’ai réussi à apprendre un certain nombre de choses. Je sais par exemple qui Mr. Garden a vu la nuit dernière. Tout d’abord un psychiatre, à Pocatello, Idaho, également Mary Anne McClain. Nous avons réussi à la localiser, toutefois : Mr. Garden était ivre et ses idées étaient trop embrouillées. Il a dit à Mrs. Garden que le meurtre de Mr. Luckman avait été commis par six membres de Pretty Blue Fox, les six dont la mémoire a souffert d’une défaillance. Ce qui inclurait lui-même. Avez-vous un commentaire à faire sur ce point, Mr. Schilling ?
— Non, murmura Schilling.
— Espérons que nous retrouverons Mr. Garden vivant, fit E.B. Black.
Mais, d’après l’intonation de sa pensée, son espoir n’était pas bien grand.